En Chine.
— À combien sommes-nous du site, Chiang ? L’homme filiforme, debout à la longue barre de la péniche, leva deux doigts.
— Deux kilomètres ou deux heures ? demanda Jack Quinn.
Un sourire découvrit les dents incomplètes sur le visage ratatiné du barreur. Il haussa les épaules et montra une de ses oreilles. Soit la question dépassait le peu d’anglais qu’il comprenait, soit il n’entendait rien à cause du bruit émis par l’antique moteur hors-bord Evinrude. Ses soupapes usées, son silencieux défectueux et son châssis desserré qui vibrait comme un tambour, se combinaient en un tumulte que réverbéraient les rives et empêchaient toute tentative de communication orale.
Quin passa ses doigts dans ses cheveux noirs qui se raréfiaient et changea la position de son corps massif, essayant en vain de trouver un moyen plus confortable de caser son postérieur. L’embarcation, basse et étroite, avait vaguement la forme d’une planche de surf que recouvrait en partie un pont rudimentaire dont la surface chauffée par le soleil encourageait peu à s’y installer.
Quin finit par abandonner. Les épaules basses, il regarda d’un oeil terne défiler le paysage. Ils avaient quitté les rizières et les plantations de thé. De temps à autre, ils longeaient un village de pêcheurs et croisaient quelques buffles d’eau en train de brouter. Mais bientôt il n’y eut plus rien que des champs dorés s’étirant jusqu’aux lointaines montagnes enveloppées de brume. Il ne pensait qu’à Ferguson, son directeur de projet.
Le premier message de Ferguson s’était révélé passionnant.
— Trouvé de nombreux soldats d’argile. Cela pourrait être plus important qu’à Xi’an.
Quin avait immédiatement compris que Ferguson faisait allusion à l’armée de sept mille soldats de terre cuite découverte dans un mausolée impérial, près de la ville chinoise de Xi’an. Quin adorait annoncer ce genre de nouvelle au conseil d’administration de la Fondation d’Extrême-Orient dont il était le directeur général.
La Fondation était l’ouvre de riches mécènes pour promouvoir la compréhension entre l’Est et l’Ouest et expier le trafic d’opium. Les sommes ainsi allouées étaient, de plus, exonérées d’impôts, de sorte que ceux qui vivaient confortablement des fortunes amassées par leurs aïeux en volant précisément des centaines de milliers de Chinois avec les drogues, pouvaient profiter en conscience de leurs richesses.
Une partie du programme de la Fondation consistait à sponsoriser des fouilles archéologiques en Chine. Ces actions étaient très prisées par le Conseil, car elles ne lui coûtaient rien. En effet, les amateurs enthousiastes payaient pour y participer et leur permettaient même parfois de faire la une du New York Times.
Quin ne visitait les sites que lorsqu’il était sûr d’une publicité favorable. Mais autrement, il était plutôt difficile de l’arracher au confort de son bureau de cuir et d’acajou de New York.
Le second message du terrain était encore plus sensationnel que le premier.
— Trouvé objet d’art incroyable. Détails suivront. Quin avait déjà prévu ses contacts avec les médias quand arriva le troisième message :
— L’objet est maya !
Avant de travailler pour la Fondation, Quinn avait dirigé un musée universitaire et n’avait qu’une connaissance limitée des cultures anciennes. Il envoya une réponse sèche à Ferguson.
« Les Mayas ne sont pas des Chinois. Impossible. »
II reçut quelques jours plus tard la réponse de Ferguson.
« Impossible, mais vrai. Je ne plaisante pas. »
Cette nuit-là, Quinn fit son sac et prit le premier vol pour Hong Kong où il attrapa un train vers l’intérieur. Après un voyage de plusieurs heures en autobus, il atteignit juste à temps la rivière pour louer les services de Chiang. Celui-ci fournissait en vivres l’expédition, mais servait aussi de facteur, passant les communications au bureau des télégraphes, ce qui expliquait l’exaspérante lenteur des messages.
Quin apprit que Chiang avait visité le site quelques jours auparavant. C’était probablement à cette occasion qu’il avait pris la dernière lettre de Ferguson. La colère de Quinn n’avait pas cessé de croître tout au long de ce long et difficile voyage. Il en était à se demander s’il fallait virer Ferguson ou le jeter à l’eau d’abord. À mesure qu’ils approchaient du site, Quinn se dit que Ferguson était devenu complètement cinglé. Cela venait peut-être de quelque chose dans l’eau.
Quin n’avait pas encore décidé de ce qu’il allait faire lorsque le bateau vira et heurta la rive à l’endroit où elle était usée par des milliers de pas.
Ils suivirent le chemin entre des champs de hautes herbes jaunes. Quin demanda encore une fois :
— C’est encore loin ?
Un doigt. Quin supposa une heure ou un kilomètre. Une minute plus tard, ils atteignirent une zone où l’herbe avait été écrasée sur une surface plus ou moins circulaire.
Chiang posa sa charge et fit signe à Quinn d’en faire autant.
— Où est le campement ? demanda Quinn en cherchant les tentes et les gens.
Le visage de Chiang se plissa pour exprimer son ignorance et sa surprise. Grattant sa barbe hirsute, il montra le sol avec insistance.
« Fin d’une belle journée « pensa Quinn avec colère. Il était sale et fatigué, son estomac se manifestait bruyamment et maintenant son guide était perdu. Chiang prononça quelques mots en chinois et fit signe à Quinn de le suivre. Ils marchèrent quelques minutes quand le Chinois s’arrêta et montra à nouveau le sol. À peu près un hectare de poussière avait été retourné.
Quin arpenta le périmètre de terre dérangée et soudain son regard tomba sur un objet rond dépassant de la poussière. Il creusa avec les mains et révéla bientôt la tête et les épaules d’un soldat de terre cuite. Il creusa plus loin et en trouva d’autres.
Le site ne pouvait être que celui-là, mais il aurait dû y avoir plus de dix personnes. Où diable étaient-ils tous passés ? Chiang regarda autour de lui avec crainte.
— Des diables ! dit-il et, sans un mot de plus, tourna les talons et repartit vers la rivière. L’air sembla soudain plus froid, comme si un nuage passait devant le soleil. Quin réalisa qu’il était seul. Il n’entendait que le sifflement du vent dans l’herbe, semblable à celui d’un serpent. Il regarda une dernière fois autour de lui puis se mit à courir vers la petite silhouette fuyante, laissant derrière lui l’armée silencieuse des soldats enterrés sous la poussière.